La mort aux trousses
"Je remporte le titre, puis je prends ma retraite”. Voilà ce que promettait Jochen Rindt à son épouse Nina au début de l’été 1970.
Jochen ne pourra jamais honorer sa promesse. Le 4 octobre 1970, lorsqu’il est officiellement sacré champion du monde, cela fait déjà un mois que Nina pleure sa mort. Jochen Rindt, c’est
l’histoire d’un casse-cou qui a défié avec succès la mort pendant des années, mais finalement rattrapé par La Grande Faucheuse alors que, enfin adulte, il s'était assagi.
La mort, Rindt l’a cotoyée dès les premiers mois de son existence. Né en Allemagne en 1942, il survit miraculeusement à un
bombardement allié en 1943 dans lequel ses parents sont tués. Recueilli par ses grand-parents maternels, il grandit en Autriche, près de Graz.
L’aisance financière dans laquelle il évolue lui permet de s’acheter sa première voiture dès le permis de conduire en poche, et de se
livrer durant la nuit à de dangereuses courses sauvages avec sa bande d’amis, parmi lesquels figure un certain Helmut Marko, futur pilote de F1 et actuel grand manitou du programme Red Bull. Plus
d’une fois, les escapades nocturnes de Rindt manquent de s’achever en drame, mais sa vista et ses réflexes lui permettent d’échapper au pire. Sa chance aussi.
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Hélas pour Cooper et Rindt, l’embellie de 1966 restera sans suite et en 1967, l’écurie britannique retombe dans ses travers : manque
de performance, manque de fiabilité. Quant à Rindt, il prend tous les risques au volant pour tenter de compenser les carences de sa monture, ce qui l’amène plus d’une fois à cotoyer les
rails et les talus, et assoit durablement sa réputation de pilote casse-cou. Ses relations avec son directeur sportif Roy Salvadori tournent progressivement au vinaigre et après une énième
altercation entre les deux hommes (Jochen s’était vanté un peu trop bruyamment d’avoir volontairement cassé son moteur, estimant que l’euthanasie du V12 Maserati était préférable à une lente
agonie), il est mis à la porte.
Accueilli à bras ouverts dans l’écurie Brabham (firme pour laquelle il multiplie les succès en Formule 2, discipline dont il
s’affirme comme le maître incontesté), Jochen n’obtient toujours pas une F1 à la mesure de son talent, ce qui précipite son arrivée chez Lotus en 1969.
Championne du monde en titre avec Graham Hill, l’écurie Lotus n’en est pas moins orpheline de son pilote fétiche Jim Clark,
tragiquement décédé lors d’une épreuve de Formule 2 en avril 1968 à Hockenheim. Le patron de Lotus, Colin Chapman, sait
qu’avec Rindt, il a mis la main sur un talent pur, comparable par certains aspects à Clark.
Mais jamais la symbiose Chapman/Clark ne sera pas recréée avec Rindt. Rapidement, l’Autrichien se heurte à la philosophie de son patron, qui sacrifie tout à la vitesse de ses voitures, y compris la fiabilité et la sécurité. Dès son deuxième GP chez Lotus, en Espagne, Rindt est d’ailleurs victime d’un
effroyable accident, son aileron arrière se brisant au passage d’une bosse et catapultant sa monoplace contre le rail de sécurité. Gravement blessé au visage, nez et palais fracturés, il doit
observer une convalescence de plusieurs semaines.
De retour derrière le volant de sa Lotus 49, il subit une série d’avaries mécaniques en tout genre qui l’amènent à s’interroger sur
la suite de sa collaboration avec Lotus. Malgré une fin de saison réussie et notamment l’obtention à Watkins Glen de sa toute première victoire en GP, après laquelle il courait depuis près de 5
ans, sa décision de quitter Lotus pour retourner chez Brabham semble prise.
Au-delà des relations tendues qu'il entretient avec son pilote, Chapman est conscient de son apport et n’a aucune envie de le laisser
partir. Se sachant en position de force, Rindt et son manager (un certain Bernie Ecclestone) en profitent pour faire monter les enchères : d’accord pour rester chez Lotus, à condition d’obtenir
un salaire fortement revalorisé, ainsi que la mise sur pied par Lotus d’une écurie de Formule 2 totalement dédiée à Rindt. Chapman accepte. En coulisses, une seule personne ne se frotte pas les
mains. Présente sur tous les circuits, Nina Rindt a le sentiment qu’en restant chez Lotus, son mari a signé un pacte avec le diable. Si les rapports entre Chapman et Jochen sont tendus, ceux
entre Chapman et Nina sont exécrables.
La belle Finlandaise, ex-mannequin, ne supporte pas le cynisme avec lequel Chapman mène son écurie, et la manière dont il semble
considérer ses pilotes comme de vulgaires pions et leur mort éventuelle comme de simples péripéties de course.
Début 1970, Lotus introduit la Lotus 72, une voiture tout simplement révolutionnaire. A son volant, Jochen Rindt ne tarde pas à se
montrer inbattable. Il s’impose à Monaco (sur la Lotus 49), puis consécutivement aux Pays-Bas, en France, en Angleterre et en Allemagne.
Malgré cette série de succès qui propulse largement Rindt en tête du championnat du monde l’ambiance est toujours aussi lourde chez
Lotus. Les problèmes de fragilité des monoplaces qui préoccupent tant Nina sont toujours d'actualité et son angoisse est exacerbée par les morts coup sur coup au mois de juin de Bruce McLaren
et de Piers Courage, deux amis du couple Rindt. C’est dans ce contexte que Nina obtient de Jochen la promesse d’arrêter sa carrière au soir d’un titre mondial qui se rapproche désormais à grand
pas. Jochen a changé. L’adolescent casse-cou de Graz, désormais au sommet de son art du pilotage, est devenu un homme conscient du prix de la vie et qui se reconnait de moins en moins dans ce
sport automobile meurtrier. Il est temps d’arrêter, il le sait. Mais le temps, il ne l’aura pas.
Que s’est-il passé ce samedi 5 septembre 1970 à Monza ? Unique témoin du drame, Denny Hulme dira avoir vu la Lotus de Rindt
dangereusement louvoyer à l’amorce de la Parabolique puis quitter la piste avant de s’encastrer sous un rail de sécurité. Défaillance des freins a priori.
Grièvement touché au cou, Jochen décède dans l'ambulance qui le conduit à l'hôpital de Milan.
Avec 20 points d’avance pour Rindt sur son plus proche poursuivant et 4 GP restant à disputer, la lutte pour le titre mondial reste
mathématiquement ouverte, et cela d’autant plus que les pilotes Ferrari (Ickx et Regazzoni) s’affirment comme particulièrement véloces en cette fin de saison. Regazzoni s’impose à Monza et
Ickx, malgré ses réticences à jouer le titre contre un fantôme, gagne au Canada. La victoire d’Emerson Fittipaldi (le nouveau pilote Lotus) à Watkins Glen scelle définitivement le sort du
championnat : Jochen Rindt est sacré champion du monde, à titre posthume.
Vraiment, je ne me lasse pas de lire son histoire. Bravo pour l'article, toujours bien écrit d'ailleurs